Novembre 1962
Le Français, langue vivante
Le français, langue de culture
SENGHOR Léopold Sédar
Article
Thèmes: Francophonie; Décolonisation; Langue
C'était en 1937. J'enseignais, alors, le français – avec les langues classiques – depuis deux ans, au lycée Descartes de Tours. Venu passer les grandes vacances dans mon Sénégal natal, je fus sollicité de donner une conférence. J'avais choisi, comme thème, Le Problème culture en AOF. La foule des évolués, blancs et noirs mêlés, s'écrasait dans la grande salle de la Chambre de commerce de Dakar. On s'attendait à m'entendre exalter la culture gréco-latine, du moins la culture française. Devant le Gouverneur général ébahi, je fis une charge vigoureuse contre l'assimilation et exaltai la Négritude, préconisant le « retour aux sources » : aux langues négro-africaines. Ce fut un succès de scandale, plus, au demeurant, chez les Africains que chez les Européens. « Maintenant qu'il a appris le latin et le grec, murmuraient ceux-là, il veut nous ramener au wolof. »
Malgré l'indépendance politique – ou l'autonomie – proclamée, depuis deux ans, dans tous les anciens « territoires d'outre-mer », malgré la faveur dont jouit la Négritude dans les États francophones au sud du Sahara, le français n'y a rien perdu de son prestige. Il a été, partout, proclamé langue officielle de l'État et son rayonnement ne fait que s'étendre, même au Mali, même en Guinée. Il y a mieux : après le Ghana, qui, pourtant, n'est pas tendre pour la France, les États anglophones, l'un après l'autre, introduisent le français dans leur enseignement du second degré, allant, parfois, jusqu'à le rendre obligatoire.
Comment expliquer cette faveur, cette ferveur, singulièrement cette dissociation de la politique et de la culture françaises ? C'est l'objet de mon propos.
Je ferai une première remarque. Cette dissociation est plus apparente que réelle. La décolonisation, poursuivie avec constance par le Général de Gaulle, achevée avec éclat en Algérie, n'a pas été pour rien dans cette faveur. En Afrique, l'esprit ne succombe pas à la dichotomie. On n'y sépare pas, comme en Europe, la culture de la politique. Le conflit de Bizerte a failli chasser le français des écoles tunisiennes.
Donc, si on introduit ou maintient l'enseignement du français en Afrique, si on l'y renforce, c'est, d'abord, pour des raisons politiques. En Afrique anglophone plus qu'ailleurs. À la raison que voilà, s'ajoute celle que voici : la majorité des États africains sont francophones et, à l'ONU, le tiers des délégations s'exprime en français. En 1960, après l'entrée massive de nouveaux États africains dans l'Organisation internationale, Habib Bourguiba en tira la conclusion logique : il faut renforcer l'enseignement du français en Tunisie. Dans les faits, Hassan II n'a pas appliqué une autre politique. Le Maroc, à lui seul, compte huit mille enseignants français : plus de la moitié de ceux qui servent à l'étranger.
Cependant, la principale raison de l'expansion du français hors de l'hexagone, de la naissance d'une Francophonie est d'ordre culturel. C'est le lieu de répondre à la question que m'a posée, personnellement, Esprit : « Que représente, pour un écrivain noir, l'usage du français ? » Bien sûr, je ne manquerai pas d'y répondre plus loin. On me permettra seulement d'élargir le débat : de répondre au nom de toutes les élites noires, des politiques comme des écrivains. Ce faisant, je suis convaincu qu'une partie de nos raisons vaudra, également, pour les Maghrébins – je songe, en particulier, au regretté Jean Amrouche – encore que ceux-ci soient mieux qualifiés que moi pour parler en leur nom propre.
Il y a, d'abord, une raison de fait. Beaucoup, parmi les élites, pensant en français, parlent mieux le français que leur langue maternelle, farcie, au demeurant, de francismes, du moins dans les villes. Pour choisir un exemple national, à Radio-Dakar, les émissions en français sont d'une langue plus pure que les émissions en langue vernaculaire. Il y a mieux ; il n'est pas toujours facile, pour le non-initié, d'y distinguer les voix des Sénégalais de celles des Français.
Deuxième raison : la richesse du vocabulaire français. On y trouve, avec la série des doublets – d'origine populaire ou savante –, la multiplicité des synonymes. Je le sais bien, contrairement à ce que croit le Français moyen, les langues négro-africaines sont d'une richesse et d'une plasticité remarquables. Là où le Français emploie un mot latin pour désigner un arbre, une périphrase pour désigner une action, le Négro-africain emploie un seul nom ou un seul verbe populaire. Comme l'écrit André Davesne, dans Croquis de Brousse, on compte en wolof sept mots pour désigner la femme de mauvaise vie quand « chercher se traduit par onze mots et chanter par vingt ». Ainsi la version wolof de l'Imitation de Jésus-Christ est plus nuancée, plus belle, parce que plus rythmée, que la version française. Mais ce qui, à première approximation, fait la force des langues négro-africaines fait, en même temps, leur faiblesse. Ce sont des langues poétiques. Les mots, presque toujours concrets, sont enceints d'images, l'ordonnance des mots dans la proposition, des propositions dans la phrase y obéit à la sensibilité plus qu'à l'intelligibilité : aux raisons du cœur plus qu'aux raisons de la raison. Ce qui, en définitive, fait la supériorité du français dans le domaine considéré, c'est de nous présenter, en outre, un vocabulaire technique et scientifique d'une richesse non dépassée. Enfin, une profusion de ces mots abstraits, dont nos langues manquent.
Troisième raison : la syntaxe. Parce que pourvu d'un vocabulaire abondant, grâce, en partie aux réserves du latin et du grec, le français est une langue concise. Par le même fait, c'est une langue précise et nuancée, donc claire. Il est, partant, une langue discursive, qui place chaque fait, chaque argument à sa place, sans en oublier un. Langue d'analyse, le français n'est pas moins langue de synthèse. On n'analyse pas sans synthétiser, on ne dénombre pas sans rassembler, on ne fait pas éclater la contradiction sans la dépasser. Si, du latin, le français n'a pas conservé toute la rigueur technique, il a hérité toute une série de mots-pierre d'angle, de mots-ciment, de mots-gonds. Mots-outils, les conjonctions et locutions conjonctives lient une proposition à l'autre, une idée à l'autre, les subordonnant l'une à l'autre. Elles indiquent les étapes nécessaires de la pensée active : du raisonnement. À preuve que les intellectuels noirs ont dû emprunter ces outils au français pour vertébrer les langues vernaculaires. À la syntaxe de juxtaposition des langues négro-africaines, s'oppose la syntaxe de subordination du français ; à la syntaxe du concret vécu, celle de l'abstrait pensé : pour tout dire, la syntaxe de la raison à celle de l'émotion.
Quatrième raison : la stylistique française. Le style français pourrait être défini comme une symbiose de la subtilité grecque et de la rigueur latine, symbiose animée par la passion celtique. Il est, plus qu'ordonnance, ordination. Son génie est de puiser dans le vaste dictionnaire de l'univers pour, des matériaux ainsi rassemblés – faits, émotions, idées –, construire un monde nouveau : celui de l'Homme. Un monde idéal et réel en même temps, parce que de l'Homme, où toutes les choses, placées, chacune, à son rang, convergent vers le même but, qu'elles manifestent solidairement.
C'est ainsi que la prose française – et le poème jusqu'aux Surréalistes – nous a appris à nous appuyer sur des faits et des idées pour élucider l'univers ; mieux, pour exprimer le monde intérieur par dé-structuration cohérente de l'univers.
Cinquième raison : l'humanisme français. C'est, précisément, dans cette élucidation, dans cette re-création, que consiste l'humanisme français. Car il a l'homme comme objet de son activité. Qu'il s'agisse du droit, de la littérature, de l'art, voire de la science, le sceau du génie français demeure ce souci de l'Homme. Il exprime toujours une morale. D'où son caractère d'universalité, qui corrige son goût de l'individualisme.
Je sais le reproche que l'on fait à cet humanisme de l'honnête homme : c'est un système fermé et statique, qui se fonde sur l'équilibre. Il y a quelques années, j'ai donné une conférence intitulée L'Humanisme de l'Union française. Mon propos était de montrer comment, au contact des réalités « coloniales », c'est-à-dire des civilisations ultra-marines, l'humanisme français s'était enrichi, s'approfondissant en s'élargissant, pour intégrer les valeurs de ces civilisations. Comment il était passé de l'assimilation à la coopération : à la symbiose. De la morale statistique à la morale de mouvement, chère à Pierre Teilhard de Chardin. Comme le notait Jean Daniel, à propos de l'Algérie, dans L'Express du 28 juin 1962, colonisateurs et colonisés se sont, en réalité, colonisés réciproquement : « Il (le pays de France) s'est imprégné si fort des civilisations qu'il a entendu dominer, que les colonisés lui font, aujourd'hui, un sort à part, voyant, dans ce bourreau, une victime en puissance, dans cet aliénateur, un aliéné, dans cet ennemi, un complice. » Je ne veux retenir, ici, que l'apport positif de la colonisation, qui apparaît à l'aube de l'indépendance. L'ennemi d'hier est un complice, qui nous a enrichis en s'enrichissant à notre contact.
Mais il me faut, avant de finir, répondre à la question qui m'a été, personnellement, posée. Car les raisons que voilà sont, tout aussi bien, celles des politiques, qui veulent mener de front le développement économique et le développement culturel de leurs peuples respectifs pour, au-delà du bien-être, leur assurer le plus-être.
Que représente pour moi, écrivain noir, l'usage du français ? La question mérite d'autant plus réponse qu'on s'adresse, ici, au Poète et que j'ai défini les langues négro-africaines « des langues poétiques ».
En répondant, je reprendrai l'argument de fait. Je pense en français ; je m'exprime mieux en français que dans ma langue maternelle.
Il y a aussi le fait que n'importe quel enfant, placé assez jeune dans un pays étranger, en apprend aussi facilement la langue que les autochtones. C'est dire la placidité de l'esprit humain et que chaque langue peut exprimer toute l'âme humaine. Elle met seulement l'accent sur tel ou tel aspect de cette âme en la traduisant, de surcroît, à sa manière.
Or il se trouve que le français est, contrairement à ce qu'on a dit, une langue éminemment poétique. Non par sa clarté, mais par sa richesse. Certes, il fut, jusqu'au XIXe siècle, une langue de moralistes, de juristes et de diplomates : « Une langue de gentillesse et d'honnêteté. » Mais c'est alors que Victor Hugo vint, qui, bouleversant la noble et austère ordonnance de Malherbe, mit «... un bonnet rouge au vieux dictionnaire ». Il libéra, du même coup, une foule de mots-tabous : pêle-mêle, mots concrets et mots abstraits, mots savants et mots techniques, mots populaires et mots exotiques. Et puis vinrent, un siècle plus tard, les Surréalistes, qui ne se contentèrent pas de mettre à sac le jardin à la française du poème-discours. Ils firent sauter tous les mots-gonds, pour nous livrer des poèmes nus, haletant du rythme même de l'âme. Ils avaient retrouvé la syntaxe nègre de la juxtaposition, où les mots , télescopés, jaillissent en flammes de métaphores : de symboles. Le terrain, comme on le voit, était préparé pour une poésie nègre de langue française.
Bien sûr, me dira-t-on, mais quel était l'avantage du français pour ceux qui avaient la maîtrise d'une lange négro-africaine. L'avantage, c'était, essentiellement, la richesse du vocabulaire et le fait que le français est une langue d'une audience internationale. Nous laisserons de côté ce dernier fait, qui est assez patent pour ne pas mériter explication. L'avantage du français était, est de nous offrir un choix : « Le Noir, écrit André Davesne dans Croquis de Brousse, est ainsi préparé, par ses traditions verbales, à distinguer, dans les mots que lui présente la langue française, deux valeurs : l'une abstraite et intellectuelle, la signification ; l'autre concrète et sensuelle, la musicalité. Si donc il aborde, sans précaution, l'apprentissage de notre langue, il y puisera une double collection de mots : les uns, qui désignent quelque chose de tangible, un objet, par exemple, et qui ne peuvent être détournés de leur sens ; les autres d'un usage moins constant, dont la signification est trop mystérieuse ou trop “intellectuelle” pour devenir déterminante dans l'emploi qu'on en doit faire, mais qui méritent d'être utilisés à cause de leur tonalité et de leur résonance. »
De ce qui est instinctif chez les illettrés, nous avons pu faire une poïesis, une méthode délibérée de création. Le problème, au demeurant, est plus complexe que ne le dit Davesne. Ce sont tous les mots français qui, par viol et retournement, peuvent allumer la flamme de la métaphore. Les mots les plus « intellectuels », il suffit de les déraciner, en creusant leur étymologie, pour les livrer au soleil du symbole.
Comme nous l'avons vu, le vocabulaire n'épuise pas les vertus du français. La stylistique, en particulier, est occasion de pêches miraculeuses. Pour en revenir à la musique des mots, le français offre une variété de timbres dont on peut tirer tous les effets : de la douceur des Alizés, la nuit, sur les hautes palmes, à la violence fulgurante de la foudre sur les têtes des baobabs. Il n'y a pas jusqu'aux rythmes du français qui n'offrent des ressources insoupçonnées. Au demeurant, le rythme binaire du vers classique peut rendre le halètement despotique du tamtam. Il suffit de le bousculer légèrement pour faire surgir, au-dessus du rythme de base, contre-temps et syncopes.
Que conclure, de tout cela, sinon que nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs, nous sentons, pour le moins, aussi libres à l'intérieur du français que de nos langues maternelles. Plus libres, en vérité, puisque la liberté se mesure à la puissance de l'outil : à la force de création.
Il n'est pas question de renier les langues africaines. Pendant des siècles, peut-être des millénaires, elles seront encore parlées, exprimant les immensités abyssales de la Négritude. Nous continuerons d'y prêcher les images-archétypes : les poissons des grandes profondeurs. Il est question d'exprimer notre authenticité de métis culturels, d'hommes du XXe siècle. Au moment que, par totalisation et socialisation, se construit la Civilisation de l'Universel, il est, d'un mot, question de nous servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du Régime colonial. De cet outil qu'est la langue française.
La Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. « La France, me disait un délégué du FLN, c'est vous, c'est moi : c'est la Culture française. » Renversons la proposition pour être complets : la Négritude, l'Arabisme, c'est aussi vous, Français de l'Hexagone. Nos valeurs font battre, maintenant, les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil qui brille hors de l'Hexagone.
Léopold Sédar SENGHOR
http://www.esprit.presse.fr/review/article.php?code=6320
Le Français, langue vivante
Le français, langue de culture
SENGHOR Léopold Sédar
Article
Thèmes: Francophonie; Décolonisation; Langue
C'était en 1937. J'enseignais, alors, le français – avec les langues classiques – depuis deux ans, au lycée Descartes de Tours. Venu passer les grandes vacances dans mon Sénégal natal, je fus sollicité de donner une conférence. J'avais choisi, comme thème, Le Problème culture en AOF. La foule des évolués, blancs et noirs mêlés, s'écrasait dans la grande salle de la Chambre de commerce de Dakar. On s'attendait à m'entendre exalter la culture gréco-latine, du moins la culture française. Devant le Gouverneur général ébahi, je fis une charge vigoureuse contre l'assimilation et exaltai la Négritude, préconisant le « retour aux sources » : aux langues négro-africaines. Ce fut un succès de scandale, plus, au demeurant, chez les Africains que chez les Européens. « Maintenant qu'il a appris le latin et le grec, murmuraient ceux-là, il veut nous ramener au wolof. »
Malgré l'indépendance politique – ou l'autonomie – proclamée, depuis deux ans, dans tous les anciens « territoires d'outre-mer », malgré la faveur dont jouit la Négritude dans les États francophones au sud du Sahara, le français n'y a rien perdu de son prestige. Il a été, partout, proclamé langue officielle de l'État et son rayonnement ne fait que s'étendre, même au Mali, même en Guinée. Il y a mieux : après le Ghana, qui, pourtant, n'est pas tendre pour la France, les États anglophones, l'un après l'autre, introduisent le français dans leur enseignement du second degré, allant, parfois, jusqu'à le rendre obligatoire.
Comment expliquer cette faveur, cette ferveur, singulièrement cette dissociation de la politique et de la culture françaises ? C'est l'objet de mon propos.
Je ferai une première remarque. Cette dissociation est plus apparente que réelle. La décolonisation, poursuivie avec constance par le Général de Gaulle, achevée avec éclat en Algérie, n'a pas été pour rien dans cette faveur. En Afrique, l'esprit ne succombe pas à la dichotomie. On n'y sépare pas, comme en Europe, la culture de la politique. Le conflit de Bizerte a failli chasser le français des écoles tunisiennes.
Donc, si on introduit ou maintient l'enseignement du français en Afrique, si on l'y renforce, c'est, d'abord, pour des raisons politiques. En Afrique anglophone plus qu'ailleurs. À la raison que voilà, s'ajoute celle que voici : la majorité des États africains sont francophones et, à l'ONU, le tiers des délégations s'exprime en français. En 1960, après l'entrée massive de nouveaux États africains dans l'Organisation internationale, Habib Bourguiba en tira la conclusion logique : il faut renforcer l'enseignement du français en Tunisie. Dans les faits, Hassan II n'a pas appliqué une autre politique. Le Maroc, à lui seul, compte huit mille enseignants français : plus de la moitié de ceux qui servent à l'étranger.
Cependant, la principale raison de l'expansion du français hors de l'hexagone, de la naissance d'une Francophonie est d'ordre culturel. C'est le lieu de répondre à la question que m'a posée, personnellement, Esprit : « Que représente, pour un écrivain noir, l'usage du français ? » Bien sûr, je ne manquerai pas d'y répondre plus loin. On me permettra seulement d'élargir le débat : de répondre au nom de toutes les élites noires, des politiques comme des écrivains. Ce faisant, je suis convaincu qu'une partie de nos raisons vaudra, également, pour les Maghrébins – je songe, en particulier, au regretté Jean Amrouche – encore que ceux-ci soient mieux qualifiés que moi pour parler en leur nom propre.
Il y a, d'abord, une raison de fait. Beaucoup, parmi les élites, pensant en français, parlent mieux le français que leur langue maternelle, farcie, au demeurant, de francismes, du moins dans les villes. Pour choisir un exemple national, à Radio-Dakar, les émissions en français sont d'une langue plus pure que les émissions en langue vernaculaire. Il y a mieux ; il n'est pas toujours facile, pour le non-initié, d'y distinguer les voix des Sénégalais de celles des Français.
Deuxième raison : la richesse du vocabulaire français. On y trouve, avec la série des doublets – d'origine populaire ou savante –, la multiplicité des synonymes. Je le sais bien, contrairement à ce que croit le Français moyen, les langues négro-africaines sont d'une richesse et d'une plasticité remarquables. Là où le Français emploie un mot latin pour désigner un arbre, une périphrase pour désigner une action, le Négro-africain emploie un seul nom ou un seul verbe populaire. Comme l'écrit André Davesne, dans Croquis de Brousse, on compte en wolof sept mots pour désigner la femme de mauvaise vie quand « chercher se traduit par onze mots et chanter par vingt ». Ainsi la version wolof de l'Imitation de Jésus-Christ est plus nuancée, plus belle, parce que plus rythmée, que la version française. Mais ce qui, à première approximation, fait la force des langues négro-africaines fait, en même temps, leur faiblesse. Ce sont des langues poétiques. Les mots, presque toujours concrets, sont enceints d'images, l'ordonnance des mots dans la proposition, des propositions dans la phrase y obéit à la sensibilité plus qu'à l'intelligibilité : aux raisons du cœur plus qu'aux raisons de la raison. Ce qui, en définitive, fait la supériorité du français dans le domaine considéré, c'est de nous présenter, en outre, un vocabulaire technique et scientifique d'une richesse non dépassée. Enfin, une profusion de ces mots abstraits, dont nos langues manquent.
Troisième raison : la syntaxe. Parce que pourvu d'un vocabulaire abondant, grâce, en partie aux réserves du latin et du grec, le français est une langue concise. Par le même fait, c'est une langue précise et nuancée, donc claire. Il est, partant, une langue discursive, qui place chaque fait, chaque argument à sa place, sans en oublier un. Langue d'analyse, le français n'est pas moins langue de synthèse. On n'analyse pas sans synthétiser, on ne dénombre pas sans rassembler, on ne fait pas éclater la contradiction sans la dépasser. Si, du latin, le français n'a pas conservé toute la rigueur technique, il a hérité toute une série de mots-pierre d'angle, de mots-ciment, de mots-gonds. Mots-outils, les conjonctions et locutions conjonctives lient une proposition à l'autre, une idée à l'autre, les subordonnant l'une à l'autre. Elles indiquent les étapes nécessaires de la pensée active : du raisonnement. À preuve que les intellectuels noirs ont dû emprunter ces outils au français pour vertébrer les langues vernaculaires. À la syntaxe de juxtaposition des langues négro-africaines, s'oppose la syntaxe de subordination du français ; à la syntaxe du concret vécu, celle de l'abstrait pensé : pour tout dire, la syntaxe de la raison à celle de l'émotion.
Quatrième raison : la stylistique française. Le style français pourrait être défini comme une symbiose de la subtilité grecque et de la rigueur latine, symbiose animée par la passion celtique. Il est, plus qu'ordonnance, ordination. Son génie est de puiser dans le vaste dictionnaire de l'univers pour, des matériaux ainsi rassemblés – faits, émotions, idées –, construire un monde nouveau : celui de l'Homme. Un monde idéal et réel en même temps, parce que de l'Homme, où toutes les choses, placées, chacune, à son rang, convergent vers le même but, qu'elles manifestent solidairement.
C'est ainsi que la prose française – et le poème jusqu'aux Surréalistes – nous a appris à nous appuyer sur des faits et des idées pour élucider l'univers ; mieux, pour exprimer le monde intérieur par dé-structuration cohérente de l'univers.
Cinquième raison : l'humanisme français. C'est, précisément, dans cette élucidation, dans cette re-création, que consiste l'humanisme français. Car il a l'homme comme objet de son activité. Qu'il s'agisse du droit, de la littérature, de l'art, voire de la science, le sceau du génie français demeure ce souci de l'Homme. Il exprime toujours une morale. D'où son caractère d'universalité, qui corrige son goût de l'individualisme.
Je sais le reproche que l'on fait à cet humanisme de l'honnête homme : c'est un système fermé et statique, qui se fonde sur l'équilibre. Il y a quelques années, j'ai donné une conférence intitulée L'Humanisme de l'Union française. Mon propos était de montrer comment, au contact des réalités « coloniales », c'est-à-dire des civilisations ultra-marines, l'humanisme français s'était enrichi, s'approfondissant en s'élargissant, pour intégrer les valeurs de ces civilisations. Comment il était passé de l'assimilation à la coopération : à la symbiose. De la morale statistique à la morale de mouvement, chère à Pierre Teilhard de Chardin. Comme le notait Jean Daniel, à propos de l'Algérie, dans L'Express du 28 juin 1962, colonisateurs et colonisés se sont, en réalité, colonisés réciproquement : « Il (le pays de France) s'est imprégné si fort des civilisations qu'il a entendu dominer, que les colonisés lui font, aujourd'hui, un sort à part, voyant, dans ce bourreau, une victime en puissance, dans cet aliénateur, un aliéné, dans cet ennemi, un complice. » Je ne veux retenir, ici, que l'apport positif de la colonisation, qui apparaît à l'aube de l'indépendance. L'ennemi d'hier est un complice, qui nous a enrichis en s'enrichissant à notre contact.
Mais il me faut, avant de finir, répondre à la question qui m'a été, personnellement, posée. Car les raisons que voilà sont, tout aussi bien, celles des politiques, qui veulent mener de front le développement économique et le développement culturel de leurs peuples respectifs pour, au-delà du bien-être, leur assurer le plus-être.
Que représente pour moi, écrivain noir, l'usage du français ? La question mérite d'autant plus réponse qu'on s'adresse, ici, au Poète et que j'ai défini les langues négro-africaines « des langues poétiques ».
En répondant, je reprendrai l'argument de fait. Je pense en français ; je m'exprime mieux en français que dans ma langue maternelle.
Il y a aussi le fait que n'importe quel enfant, placé assez jeune dans un pays étranger, en apprend aussi facilement la langue que les autochtones. C'est dire la placidité de l'esprit humain et que chaque langue peut exprimer toute l'âme humaine. Elle met seulement l'accent sur tel ou tel aspect de cette âme en la traduisant, de surcroît, à sa manière.
Or il se trouve que le français est, contrairement à ce qu'on a dit, une langue éminemment poétique. Non par sa clarté, mais par sa richesse. Certes, il fut, jusqu'au XIXe siècle, une langue de moralistes, de juristes et de diplomates : « Une langue de gentillesse et d'honnêteté. » Mais c'est alors que Victor Hugo vint, qui, bouleversant la noble et austère ordonnance de Malherbe, mit «... un bonnet rouge au vieux dictionnaire ». Il libéra, du même coup, une foule de mots-tabous : pêle-mêle, mots concrets et mots abstraits, mots savants et mots techniques, mots populaires et mots exotiques. Et puis vinrent, un siècle plus tard, les Surréalistes, qui ne se contentèrent pas de mettre à sac le jardin à la française du poème-discours. Ils firent sauter tous les mots-gonds, pour nous livrer des poèmes nus, haletant du rythme même de l'âme. Ils avaient retrouvé la syntaxe nègre de la juxtaposition, où les mots , télescopés, jaillissent en flammes de métaphores : de symboles. Le terrain, comme on le voit, était préparé pour une poésie nègre de langue française.
Bien sûr, me dira-t-on, mais quel était l'avantage du français pour ceux qui avaient la maîtrise d'une lange négro-africaine. L'avantage, c'était, essentiellement, la richesse du vocabulaire et le fait que le français est une langue d'une audience internationale. Nous laisserons de côté ce dernier fait, qui est assez patent pour ne pas mériter explication. L'avantage du français était, est de nous offrir un choix : « Le Noir, écrit André Davesne dans Croquis de Brousse, est ainsi préparé, par ses traditions verbales, à distinguer, dans les mots que lui présente la langue française, deux valeurs : l'une abstraite et intellectuelle, la signification ; l'autre concrète et sensuelle, la musicalité. Si donc il aborde, sans précaution, l'apprentissage de notre langue, il y puisera une double collection de mots : les uns, qui désignent quelque chose de tangible, un objet, par exemple, et qui ne peuvent être détournés de leur sens ; les autres d'un usage moins constant, dont la signification est trop mystérieuse ou trop “intellectuelle” pour devenir déterminante dans l'emploi qu'on en doit faire, mais qui méritent d'être utilisés à cause de leur tonalité et de leur résonance. »
De ce qui est instinctif chez les illettrés, nous avons pu faire une poïesis, une méthode délibérée de création. Le problème, au demeurant, est plus complexe que ne le dit Davesne. Ce sont tous les mots français qui, par viol et retournement, peuvent allumer la flamme de la métaphore. Les mots les plus « intellectuels », il suffit de les déraciner, en creusant leur étymologie, pour les livrer au soleil du symbole.
Comme nous l'avons vu, le vocabulaire n'épuise pas les vertus du français. La stylistique, en particulier, est occasion de pêches miraculeuses. Pour en revenir à la musique des mots, le français offre une variété de timbres dont on peut tirer tous les effets : de la douceur des Alizés, la nuit, sur les hautes palmes, à la violence fulgurante de la foudre sur les têtes des baobabs. Il n'y a pas jusqu'aux rythmes du français qui n'offrent des ressources insoupçonnées. Au demeurant, le rythme binaire du vers classique peut rendre le halètement despotique du tamtam. Il suffit de le bousculer légèrement pour faire surgir, au-dessus du rythme de base, contre-temps et syncopes.
Que conclure, de tout cela, sinon que nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs, nous sentons, pour le moins, aussi libres à l'intérieur du français que de nos langues maternelles. Plus libres, en vérité, puisque la liberté se mesure à la puissance de l'outil : à la force de création.
Il n'est pas question de renier les langues africaines. Pendant des siècles, peut-être des millénaires, elles seront encore parlées, exprimant les immensités abyssales de la Négritude. Nous continuerons d'y prêcher les images-archétypes : les poissons des grandes profondeurs. Il est question d'exprimer notre authenticité de métis culturels, d'hommes du XXe siècle. Au moment que, par totalisation et socialisation, se construit la Civilisation de l'Universel, il est, d'un mot, question de nous servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du Régime colonial. De cet outil qu'est la langue française.
La Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. « La France, me disait un délégué du FLN, c'est vous, c'est moi : c'est la Culture française. » Renversons la proposition pour être complets : la Négritude, l'Arabisme, c'est aussi vous, Français de l'Hexagone. Nos valeurs font battre, maintenant, les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil qui brille hors de l'Hexagone.
Léopold Sédar SENGHOR
http://www.esprit.presse.fr/review/article.php?code=6320