Question @ GREG sur 'aqua' - 'aigue' - 'ewe' - 'eau'

PARISIEN   Sat Mar 22, 2008 10:49 pm GMT
Salut,

A propos du passage de 'w' en 'gu', il me revient ce cas où, apparemment, une racine latine est passée par cette évolution: 'aqua', = 'eau'.

- On trouve 'acqua' en it. et 'agua' en esp. Jusqu'ici rien que de très normal.

- En occitan, 'aigue', qui comme d'autres mots occitans a existé au Moyen-Age en domaine d'oïl (le pluriel 'aigues', avec la phonétique oïl et le 's' final prononcé, a donné 'Aix' -la-Chapelle, -les-Bains, -en-Provence etc.)

- Dans les textes français du XIe siècle, on trouve une forme intermédiaire entre 'aigue' et 'eau' orthographiée 'ewe'.

Donc, un cas où un 'gu' roman se "germanise" en 'w', inverse de l'évolution habituelle!

D'où ma question: se pourrait-il que le 'w' ait été ressenti comme une forme atténuée (en voie d'amuissement) de 'gu', rendant possible le passage de l'un à l'autre?

Pour info: le franco-provençal, je crois, a retenu la forme 'eva', qui survit aussi en piémontais.

Ton opinion d'expert sur la question?
PARISIEN   Sat Mar 22, 2008 11:04 pm GMT
2 exemples tirés de la 'Chanson de Roland':

2226: "En Rencesvals ad un ewe curant;"
2640: "Issent de mer, venent as ewes dulces,"

http://www2.fh-augsburg.de/~harsch/gallica/Chronologie/11siecle/Roland/rol_ch00.html
greg   Sun Mar 23, 2008 10:59 pm GMT
PARISIEN : « Dans les textes français du XIe siècle, on trouve une forme intermédiaire entre 'aigue' et 'eau' orthographiée 'ewe'. »

C'est vrai. Et il y en a beaucoup d'autres. En voici un paquet en vrac :
<aage> <aaige> <aau> <aé> <aeve> <age> <ague> <aie> <aiffe> <aighe> <aigne> <aigue> <aique> <aiuwe> <aive> <auve> <ave> <awa> <awe> <ayawe> <ayeuwe> <aygue> <eague> <eaige> <eau> <eaue> <eaul> <eauue> <eauve> <eauw> <eauwe> <eave> <eaw> <eawe> <eeue> <effe> <effve> <ege> <egua> <egue> <eive> <eque> <esgue> <euge> <eugue> <euue> <euve> <euwe> <eve> <ew> <ewe> <hawe> <heau> <iaue> <iave> <iuave> <iawe> <ieve> <iwe> <yaue> <yauve> <yawe>.




PARISIEN :
« - On trouve 'acqua' en it. et 'agua' en esp. Jusqu'ici rien que de très normal.

- En occitan, 'aigue', qui comme d'autres mots occitans a existé au Moyen-Age en domaine d'oïl (le pluriel 'aigues', avec la phonétique oïl et le 's' final prononcé, a donné 'Aix' -la-Chapelle, -les-Bains, -en-Provence etc.)

[...]

Pour info: le franco-provençal, je crois, a retenu la forme 'eva', qui survit aussi en piémontais. »

On retrouve ces formes, et d'autres, dans les langues romanes. En voici un aperçu (merci de corriger les erreurs) :
ancien catalan <ayga> <aygua>
aragonais <agua> <aigua> <augua>
arpitan <édya> <édza> <éga> <ègo> <éva> <éwè> <èyva> <îguie>
asturien <agua> /agwa/
bergamasque <àigua> <aqua> <eigua>
berrichon <aigue> <iau>
bourguignon <aie> <awe> <eâ> <éà> <eaa><iâ> <eai> <iai> <iane>
bresciano <aigua> <aiva>
castillan <agua> /agwa/
catalan <aigua> /aјɣwa/ /ajɣə/ /ajɣo/ /aјɣwə/
corse <acqua> /akkwa/
émilien <âcua> <aqua>
français <eau> /o/
frioulan <aghe>
galicien <auga>
gallo <aèv> <aève> <éau>
gascon <aiga> /ajgo/
haïtien <dlo>
italien <acqua> /akkwa/
ladin <aga> <ega>
ligure <ægoa > <ægua> <ëgua>
lombard <acqua> <agua> <aqua>
lorrain <eaufe> <eauve>
normand <iâo> <iaoue> <iau> <ieau> <yo>
occitan <aiga>
picard <iau> <ieau> <ieu>
piedmontais <aqua> <eva>
portugais <água> /aguɐ/
provençal <aiga> <aigo> /ajgɔ/
réunionnais <dolo>
romagnol <aqua>
romanche <aua>
roumain <apă> /apə/
saintongeais <aeve> <éàu> <égue> <éve>
sarde <aba> <abba> <àcua>
sicilien <acqua>
vénète <aba> <àcoa><àcua> <àiva> <aqua> <lénsa>
wallon <aiwe> <êwe>
welche <auve>.




PARISIEN : « Donc, un cas où un 'gu' roman se "germanise" en 'w', inverse de l'évolution habituelle!

D'où ma question: se pourrait-il que le 'w' ait été ressenti comme une forme atténuée (en voie d'amuissement) de 'gu', rendant possible le passage de l'un à l'autre? »

Je te propose de voir comment les manuels d'ancien français présentent l'évolution de <eau>/<ewe>/<aigue> du latin (hypothèse discutable) jusqu'à l'orée du VIIe siècle :
latin <aqua> → /akʷa/ (API) = /ak_wa/ (X-Sampa)
constrictive occlusive postdorsovélaire sourde (dévoisée) labialisée (arrondie)
▼▼▼
/agʷa/ = /ag_wa/ → fin IVe siècle
constrictive occlusive postdorsovélaire sonore (voisée) labialisée (arrondie)
▼▼▼
/aɣʷa/ = /aɣ_wa/
constrictive fricative postdorsovélaire sonore (voisée) labialisée (arrondie)
▼▼▼
/awa/ (API & X-Sampa)
sonante spirante dorsovélaire sonore (voisée) bilabiale
▼▼▼
/aɛ̯wa/ (API) = /aE_^wa/ (X-Sampa)
▼▼▼
/ɛɛ̯wa/ = /EE_^wa/
▼▼▼
/ɛːwa/ = /E:wa/
▼▼▼
/ɛːwə/ = /E:w@/ → fin VIe siècle.

Contrairement à l’hypothèse du renforcement articulatoire évoquée dans <guerra>/<guerre>/<werre> soit : /w/ → /gw/ → /gʷ/ → /g/, le cas de <eau>/<ewe>/<aigue> fait songer à un relâchement articulatoire : /gʷ/ → /ɣʷ/ → /w/. Donc je réponds à ta question par l'affirmative.

NB : le renforcement articulatoire pour <guerra>/<guerre>/<werre> n’est qu’une hypothèse qui part du principe que *<werra> est la forme de l’« italien ancien » ; si on part de *<guerra> en « italien ancien », on prend alors un schéma analogue à celui de <eau>/<ewe>/<aigue> : /gʷ/ → /gw/ → /w/.